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Chabrol sort de table : évocation

Publié le 14 septembre 2010 dans Actu ciné

A quatre-vingts ans, le cinéaste de la table et des notables s’en est allé. La meilleure fourchette de la Nouvelle Vague laisse une œuvre gargantuesque et vinaigrée.
Comme son ami François Truffaut, son complice de la Nouvelle Vague, Claude Chabrol est mort un dimanche, mais à 80 ans, laissant à la postérité une oeuvre prolifique et quelques chefs-d’œuvre dont "Le Boucher" et "La Cérémonie".

Janvier 1930, deux corps nus inanimés sont retrouvés dans une baignoire, ceux d’Yves Chabrol et de sa femme Madeleine, asphyxiés par un chauffe-eau défectueux. Emmenés d’urgence à l’hôpital, ils seront sauvés. Mais Madeleine est enceinte de trois mois et les médecins craignent pour l’enfant. Quinze jours plus tard, à leur grande surprise, il est toujours vivant mais le corps médical craint des séquelles mentales importantes. Dès lors, on recommande au jeune couple de le faire "passer" en toute sécurité.

Les Chabrol refuseront et Claude naîtra le 24 juin 1930. Et plusieurs de ses films abordent le thème l’avortement. Ainsi Une affaire de femmes est l’histoire d’une faiseuse d’anges. Alors qu’il faillit en être la victime, Chabrol a toujours défendu l’avortement "J’ai appelé cela "Une affaire de femmes", car c’en est une, les hommes n’ont pas le droit d’avoir une opinion."

Ces circonstances vont en tout cas marquer ses parents, d’autant plus profondément que toute autre grossesse s’avéra impossible pour sa mère. "Quand, à quatre ans, j’ai réparé le phonographe en ouvrant l’appareil avec un tournevis et en remettant, par chance, une pièce à sa place, je suis devenu le dieu vivant. Et cela compte dans la vie d’un enfant. Je crois que ma détestation du pouvoir vient de là, je l’avais mais je ne savais pas quoi en faire."

Le moins qu’on puisse dire, c’est que Claude Chabrol va passer une enfance peu banale. Mais les Allemands y sont aussi pour quelque chose. Comme son père fut parmi les premiers à entrer dans la Résistance, que la pharmacie parisienne deviendra une cachette pour nombre d’aviateurs anglais, le petit Claude est envoyé chez sa grand-mère dans la Creuse où il va passer des années de rêve. Il ne va même pas à l’école, mais suit tout de même des cours par correspondance, aidé par le curé local. Le village, Sardent, servira d’ailleurs de cadre à son premier film, Le Beau Serge, qui voit un Parisien venir soigner sa santé dans la Creuse. Un film doublement autobiographique, puisque "Serge" s’inspire un peu de lui, en tant que Parisien et en tant que convalescent envoyé à la campagne. Après la guerre, retour à Paris où il entreprend des études de droit. Officiellement, du moins, car Saint-Germain-des-Prés vit sa grande époque et il va faire la java au point d’en être malade.

Et le cinéma dans tout cela ? Eh bien à Sardent, Claude vient à peine de souffler ses onze bougies qu’avec l’aide du cantonnier local, il monte un cinéma dans un garage abandonné. Les six séances hebdomadaires connaissent un succès phénoménal, mais bien entendu il n’a guère conscience de ce qu’il projette : production française, propagande allemande, actualités du régime de Vichy. Il réunira ces dernières dans un film documentaire L’Œil de Vichy.

De retour à Paris, sa passion du cinéma est attisée par la déferlante américaine de l’après-guerre. Fréquentant assidûment les salles et la cinémathèque de Henri Langlois, il sympathise avec d’autres cinéphages dont Paul Gégauff, qui deviendra son complice scénariste, mais aussi François Truffaut et Eric Rohmer qui le conduiront jusqu’à la rédaction des "Cahiers du cinéma".

Durant son séjour en Suisse pour raisons de santé, Claude Chabrol fera la connaissance d’Agnès, la fille d’un industriel. Sept mois plus tard, ils se marient. Les jeunes Chabrol disposent d’un tel pactole que toute activité rémunérée est superflue. Quand il n’écrit pas des nouvelles policières ou qu’il ne secoue le flipper, Claude fréquente assidûment les bureaux des "Cahiers". On le surnomme "le curé" car il y défend passionnément deux cinéastes méprisés par la critique, Hitchcock et Hawks. En 1957, avec Eric Rohmer, il sera le premier à publier un livre sur le réalisateur de "Vertigo". Ensuite, il l’interviewera avec Truffaut, ce qui lui vaudra d’entrer dans l’histoire des anecdotes célèbres du 7e art. Il neigeait le jour où les deux jeunes gens avaient rendez-vous avec le maître du suspense dans un studio parisien. Pour atteindre le lieu de rendez-vous, il fallait traverser une cour où la neige dissimulait une piscine gelée. Au milieu, la glace craqua, entraînant les deux reporters dans l’eau glacée. Quelques années plus tard, Hitchcock dira à Truffaut : "Vous savez, à chaque fois que je bois un whisky et que je vois les deux glaçons dans le fond de mon verre, je pense à vous."

Aux "Cahiers", les rédacteurs brûlent d’envie de confronter leurs théories à la réalité. Reste à trouver l’argent ! Grâce à un héritage du côté de sa femme, Chabrol fonde une société de production et le 2 décembre 1957, il entame le tournage du "Beau Serge", à Sardent, en décors naturels, caméra à la main. Toute l’équipe loge dans la maison familiale des Chabrol, sur la place de l’église. Dans la foulée, il filme Les Cousins avec les mêmes, Juliette Mayniel remplaçant Bernadette Lafont. Les deux films sortiront au printemps 1959, succès critique et public. La Nouvelle Vague est née et Agnès, sa femme, ne s’en remettra pas. Voir son mari travailler ainsi, frénétiquement est trop insupportable. Divorce.

Alors qu’il joue au flipper, une jeune comédienne, qui pensait le trouver aux "Cahiers", vient lui quémander un rôle dans son prochain film. Il l’invite à revenir dans quinze jours. Elle revient deux semaines plus tard, il y a un rôle pour elle. Il y en aura d’autres, beaucoup d’autres, 21 au total. C’est que Claude Chabrol et Stéphane Audran continueront leur collaboration bien au-delà de leurs quatorze années de vie commune.

Cinquante ans plus tard, il faut faire quelques efforts pour imaginer Claude Chabrol en jeune turc de la Nouvelle Vague. D’autant que, contrairement à Godard, il n’a pas tourné en vinaigre mais a vieilli comme un grand cru, sa décennie 90 est sans doute sa meilleure, car il y a aussi de la piquette style Marie-Chantal contre Docteur Kha. "Comme j’adore rigoler, il pouvait m’arriver de passer une année à tourner une connerie pour le plaisir de voir la tête du producteur. Il n’y a pas d’autre raison à Folies bourgeoises par exemple. Maintenant, je ne me sens plus le courage de passer autant de temps pour une farce. Ensuite, mine de rien, je fais des progrès, le métier finit par rentrer, et ce n’est pas une coquetterie. Quand on n’est pas hyperdoué, il faut beaucoup de pratique pour que cela devienne une seconde nature." On peut aussi ajouter, sans craindre de le trahir, que ses meilleurs films furent aussi réalisés avec les mêmes producteurs, André Génovès (autour des années 70 : La Femme infidèle, Le Boucher, Que la bête meure, Les Noces rouges) et Marin Karmitz, son partenaire depuis 1985.

Quant à sa productivité infernale - environ 60 films - Chabrol l’explique de façon toute simple. "C’est le tournage qui me plaît. Ceux qui ne l’aiment pas tournent moins, ils passent plus de temps à l’écriture ou au montage. Moi, je tourne le plus possible, c’est comme une cure. Quand je suis chez moi, que je ne fous rien, je me sens fatigué ; quand je commence un film, je me sens en forme. Et les techniciens, les comédiens sont emportés par la liesse. Ils sont contents de venir faire les idiots devant moi."

Ce sont les vacances en somme car on part en famille. Si Brel comptait les Marouani du showbiz pour s’endormir, on prend des risques de somnolence en comptant les Chabrol au générique de La Fleur du mal. Il y a Claude, le réalisateur et le scénariste; Thomas (fils), l’acteur partenaire de Nathalie Baye; Matthieu (fils), le compositeur de la bande originale; Cécile (fille), première assistante-réalisatrice et Aurore (3e femme), la scripte.

Si Chabrol est communément catalogué comme le cinéaste de la bourgeoisie de province dont il a patiemment observé les travers, on peut regarder sa filmographie d’un autre œil, de Betty à Violette Nozière en passant par Madame Bovary, comme un cinéaste qui tente de percer le mystère féminin, la caméra à la main.

Mais s’il est un mot qui vient automatiquement à l’esprit quand on parle de Chabrol, c’est celui de table, de gastronomie, de bonne chère. Celle qu’il réservait à son équipe tout au long du tournage et celle qu’on retrouve dans chacun de ses films au centre de la dramaturgie, à l’heure de servir le Poulet au vinaigre. "Quand on est à table, on mange et on boit. Et au fur à mesure, on se transforme, les rapports se modifient, ils deviennent plus affectueux ou plus tendus, c’est cela qui me passionne. La table est un moment psychologiquement passionnant. Par exemple, des rapports entre deux personnes qui demanderaient parfois plusieurs scènes pour être bien compris du spectateur, peuvent être perçus instinctivement à table. Vous mettez deux morceaux de viande dans un plat, un bon et un mauvais, et observez dans quelle assiette ils vont aller. C’est très révélateur. Mais j’ai du mérite : les scènes de table sont difficiles à tourner."

C’est un cinéaste qui savait mettre en appétit. Il pouvait y avoir à boire et à manger dans sa filmographie, l’œuvre avait toujours le goût des grands comédiens. S’il fallait en privilégier un, ce serait une, Isabelle Huppert. C’est elle qui dynamite La Cérémonie, qui intrigue la comédie dans Rien ne va plus, qui insuffle au fameux vertige flaubertien de Madame Bovary une interprétation, non pas alanguie, dépressive mais au contraire énergique, incroyablement moderne.

Masques résume en somme sa carrière car tout au long, il s’est employé à les faire tomber. Et sous l’apparence d’un cinéaste débonnaire, bon vivant et rigolard, on découvre une œuvre foisonnante proposant un portrait vrillant, féroce même de la France de la deuxième moitié du XXe siècle, en soixante mosaïques.

Fernand Denis - La Libre Belgique

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